Chute libre#
Je tente de décrire ma première chute libre.
C'est un « baptême de parachute » et dit comme ça, ça semble assez commun. Parachute, saut en parachute, ouais. D'ailleurs on entend le bruit des moteurs un peu vieillots dès 8 h 10, tous les matins, depuis le camping où nous passons 15 jours de vacances.
« Okay, cool » j'ai dit, lorsque ma grand mère Soso a vendu la mèche de cette surprise. Ça sera lundi aprem pour voir le docteur (obligation pour un saut) et mardi matin pour le "grand saut". Je ne sais pas si j'ai hâte ou si je flippe, j'ai déjà annulé un baptême de parapente il y a quelques années parce que j'avais peur, ouais, peur d'y laisser ma peau, ce qui est statistiquement ultra faible. Mais depuis que j'ai des enfants, je suis passé du citoyen du monde sans peur au papa froussard. Ah non, c'est papy froussard la marque de biscuit. Brossard. Enfin bref, j'ai pas envie de caner avant que mes enfants soient indépendants ! Et du coup, maintenant, je flippe.
Le docteur avait bien sûr 30 minutes de retard alors que je suis sûr qu'il n'avait que quelques patients dans la journée, il est plus jeune que moi, et fredonne des airs nuls genre « je suis décontracté » alors qu'en fait c'est tout le contraire ce mec suinte le mal-être. Je sais pas trop pourquoi je l'ai pris en grippe. Pour essayer de créer un climat agréable je lui demande à tout hasard s'il a déjà fait un saut en parachute, à moi et ma sœur il répond évidemment que oui il en a déjà fait, ça et du parapente. Je lui demande comment ça se passe, moi qui ai déjà fait aussi du parapente en baptême et en stage (vol en solitaire). Le docteur se met à comparer les deux activités méthodiquement puis explique que de toute façon c'est incomparable - alors qu'il ne fait que ça - et voilà qu'il enchaîne avec une remarque subtile : mais pourquoi, parce que ça vous fait peur ?. Puis quelques phrases plus tard il demande lourdement pourquoi, vous stressez ?. Je crois que j'adore ce mec.
Il chantonne de nouveau son truc énervant genre « je suis plus décontracté que toi », branche des électrodes puis connecte une clé USB sur son ordi en disant d'un ton sec okay on ne bouge plus. Il tente de faire tournoyer son stylo sur sa main comme tout étudiant qui se respecte, sauf qu'il s'y prend mal, son stylo tombe et le voici qui chantonne à nouveau son air de faux-calme. Puis il écrase ses petits doigts rongés sur son clavier à une fréquence anormalement élevée. Il a l'air de vouloir montrer qu'il sait dompter un pauvre clavier AZERTY, ce doit être un gamer.
L'électrocardiogramme est jugé « bon », en plus de la carte vitale on paye quand même 45 € chacun, parce que justement il a fait un électrocardiogramme. Merci, bon vol !
Je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit, mélange de rêves bizarres je suis de nouveau à Paris j'ai un appart géant genre F2 et je trouve les parisiennes et parisiens vraiment sympas, les bords de Seine sont rafraîchissant, je côtoie des inconnus tout aussi détendus que curieux de tout, ah, Paris ! Je sors du rêve il est 6 heures du mat je règle ma montre Garmin - volontairement déconnectée pour ne pas que mes petites données personnelles ne finissent sur je ne sais quel serveur servant à je ne sais quelle entreprise pour je ne sais quel profilage publicitaire ou entraînement à IA - et je créé un nouveau programme "autres" où j'affiche mon rythme cardiaque, une durée d'activité et l'altitude. Ah mais on ne peut pas afficher l'altitude, dommage pour moi. Je me prépare un délicieux café Turc, le plus grand fiston est debout et s'exerce déjà sur un niveau Cube Puzzler Go.
Moi et ma sœur on se plante de route après avoir « perdu » 5 minutes derrière un tracteur tirant je ne sais combien de bottes de pailles mais on se gare sur le parking de l'aérodrome de Tallard et l'agence nous brief ou plutôt nous explique qu'on sera briefé une fois entrés. Bref.
Dans le hangar il règne une ambiance cheloue, un mélange de Top Gun et d'alpinisme. Quelques rares filles roulent des - complètes ici par ce que tu veux - parmi des tas de types au profil plutôt solitaires, aix gestes méticuleux, à la démarche parfois quasi militaires. Là un type super costaud au corps piqueté de larges tatouages maoris repli des parachutes avec soin. Ici un gars répète à même le sol les mouvements à effectuer en chute libre. Dans ce drôle de hangar ouvert sur le tarmac, y'a même un coin gros canapés confortables, comme dans toute colocation qui se respecte. Deux distributeurs de café, des avions qui décollent pratiquement chaque minute, et un écran de TV qui affiche une page web sur laquelle des colonnes (genre Trello) regroupent les prochains départ. Je vois mon nom et celui de ma sœur et mon niveau de peur augmente d'un cran.
Je rencontre mon moniteur que j'appelle dans ma tête « colonel », vu sa carrure, son âge et sa coupe de cheveux, qui nous explique les étapes du vol :
- Tu pars tête à l'envers - hein ? - comme une banane - mais qu'est-ce qu'il dit c'est une blague ? - il rigole.
- La chute libre, on lève les pouces en l'air pour dire que c'est super. Le colonel semble sourire.
- Le parachute est ouvert, on se promène on fait la visite de la région - là j'ai le visage de Stéphane Bern qui me présente le château de Tallard et j'ai tout de suite envie de chasser cette image au plus vite.
- L'atterrissage vous gardez bien vos jambes droites devant vous, il a l'air d'insister là dessus, y'a dû y avoir quelques ligaments croisés dans le passé j'imagine.
On attend notre tour il fait super chaud sur le tarmac, je ne sais pas ce qui fait que les parachutistes d'ici ont cette sorte d'assurance en eux, est-ce que quelque chose se passe là haut ? on passe une sorte de cap en sautant ? Une espèce de pickup vient chercher un autre groupe de parachutistes qu'on retrouve plus loin sur l'aérodrome, minuscules ombres en train de courir vers l'avion qui referme déjà sa porte et prend son envol. Le prochain ça sera pour moi. J'essaye de garder mon calme, avec l'impression que j'ai déjà réussi à garder mon sang froid dans le passé pour un certain nombre de situations et que c'est pas le genre de technique qu'on perd, normalement, je crois.
Le moniteur de ma sœur l'a elle aussi équipé d'un étrange gilet sans parachute avec renforts sous les fesses et mon prof me dit de monter dans le pickup. Je découvre qu'il était salarié mais qu'il est maintenant indépendant et qu'il vient en renfort des autres moniteurs « dès qu'il y a besoin ». Finalement mon colonel a l'air bienveillant et je tape la discute autour des planeurs et notamment de ces planeurs qui n'ont pas besoin d'être tractés par un autre avion (motoplaneurs) « mais ça coûte extrêmement cher » me dit mon colonel. Faut que j'arrête avec cette militarisation de l'instant mais c'est plus fort que moi. Faut que je me calme. À la question combien de sauts font-ils en ce moment, en tant que moniteur, il me répond « sept ou huit, mais quand ça marche bien on peut faire jusqu'à quatorze sauts en une journée » je suis estomaqué « certain moniteur font vingt sauts par jour hein, c'est fréquent ». Là ça me dépasse.
Le pickup est plein et roule à bonne allure sur le tarmac, moi et ma sœur formont les deux seuls baptêmes, les autres « sauteurs » semblent être sortis d'un film. Confiants, sereins, s'observant furtivement les uns les autres, les rides tirées en arrière, portant à la main leurs casques usés. Ici une GoPro réparée au gros scotch gris. Ouais je suis dans un mélange de Top Gun et de film d'astronautes. Et j'arrive pas à statuer entre les deux, ce qui creuse mon malaise; bon c'est ridicule.
Plus le choix je dois descendre du pickup si confortable pour courir (pourquoi faut-il courir d'ailleurs) vers le petit avion blanc dont le moteur fait un bruit d'enfer je cherche une place mais je ne vois qu'une barre en métal et apparemment faut s'asseoir dessus « tu te mets face à ta sœur et tes pieds passent au dessus » me cri mon instructeur je fais comme si j'avais compris « je serai coller à toi dans le dos ». On est vite 5 dans la carlingue mais d'autres sauteurs entrent à leur tour, un s'assoit entre mes jambes en se mettant de profil, trois derniers sauteurs entrent et s'assoient directement au sol. Mais on est carrément trop, là, non ? De mémoire, j'ai jamais été aussi entassé, même dans les pires transports en Afrique ou en Asie. Et la perspective de rester comme ça pendant plus de 30 minutes, le temps d'atteindre les 4000 mètres d'altitude, m'effraie. Totalement.
Il fait super chaud dans la carlingue, le moniteur m'a dit de rester en t-shirt « parce qu'il fait chaud là-haut » et que « avec la peur de toute façon tu sentiras pas le froid ». Un type (qui ressemble au bad boy d'un film américain mais qui en fait est gentil à la fin) ouvre presque à moitié la porte latérale de notre carcasse. Sueurs froides jusqu'au bas du dos. Mais fermez cette porte ! Je jette un œil à ma super montre pour me rassurer, voir mon rythme cardiaque, ça dit 90, 96, bon, ça me semble pas mal, un autre sauteur a carrément un vieil altimètre analogique sur le dessus de chacune de ses mains. Un autre sauteur lui fait la remarque et il répond « ouais je crois qu'il y en a un qui déconne un peu ». Bon moi j'y vois surtout une sorte de superstition cheloue et je continue de me tremper de sueur mais le pilote de l'avion baisse le régime de son moteur et le premier sauteur (le bad boy au cœur tendre) entame une tournée de « checks » dont on ne sait si c'est une salutation avant de mourir ou un rituel-toc rassurant. J'opte pour le deuxième choix et je m'empresse de lui proposer mon check de gros débutant trempé de peur que je suis, la porte s'ouvre en grand, effroyable, vide et le type se laisse tomber de l'avion. Son corps est comme aspiré à l'extérieur, vers l'arrière de l'avion. Je cherche à le retrouver à travers ma vitre mais rien, le gars a disparu. Et l'avion reprend sa lente et pénible ascension. J'aimais bien quand ce bad boy était là en fait.
« Tiens tu peux les mettre maintenant » c'est le masque chelou qu'on place par dessus ses lunettes quand on est myope comme moi et ma sœur. Par contre ça sert la tête grave, mais je crois que ça me rassure. En même temps je pense que tout ce qui est différent de « sauter dans le vide » est rassurant, à ce stade. D'autres sauteurs ont quitté la carlingue. L'un d'eux est parti en même temps qu'un autre en se mettant en une espèce de boule humaine étrange, roulant sur lui-même dans l'air pendant la demi-seconde qui m'a permis de l'apercevoir. Mais qui sont ces gens ?
Je ne sais pas pourquoi j'ai dit que non ça ne me dérange pas de sauter avant ma sœur dans le pickup tout à l'heure, mais de toute façon je ne sais pas si cette réflexion est vraiment adéquate parce que là, c'est juste mon tour. « Voilà, la banane, penche toi la tête dans le vide, en arrière » je m'exécute comme un robot « voilà, les mains sur les languettes » ce type a une voix incroyablement rassurante, mais j'ai la tête dans le vide, le corps dans le vide, suis-je encore dans l'avion et soudain le bruit de l'avion s'éteint.
J'ai quitté le monde vivant, je tourne sur moi-même et mon corps n'est plus. Je ne pense plus. Mes entrailles sont répandues dans ce ciel. Je vais lâcher. Un organe va lâcher. Je lâche un cri rauque un peu bête. L'impression de me séparer en un milliard de pixels d'inconscience reliés élastiquement encore entre eux. Quelle souplesse mentale humaine étonnante.
Et puis je suis rétabli, enfin quelqu'un m'a replacé dans le bon sens. Le moniteur. Maintenant je vois bien le sol très loin en bas. C'est vrai que j'ai sauté avec un moniteur. Il est derrière moi depuis le saut. Je vois le sol hyper loin sous moi avec ces champs de céréales et ces montagnes plates. Le ciel est bien revenu au dessus de moi. Je viens de prendre une claque de malade pendant quelques secondes, une poussée psychédélique, indescriptible. J'ai cru crever et là le prof me met ses deux pouces en l'air devant le visage genre « ça va ? » et mécaniquement je tends mes mains en avant et décapsule mes deux pouces. Malgré quelques manèges à mon actif à la foire du trône, un saut à l'élastique, et quelques sessions en parapente. Bah là c'est encore autre chose. Quelle claque.
Puis j'ai l'impression que l'air est maintenant devenu confortable, j'imagine que c'est à ce moment là que les sauteurs font des figures dans tous les sens genre des étoiles et tout en se prenant pour superman et wonderwoman. J'ai la sensation que l'air me pousse vers le haut, que l'air me retient, alors que je suis en chute libre. J'écarte bien mes bras pour sentir encore plus la pression de l'air, commence à jouer un peu, et trouve ça assez fun, en fait. Mais mes tripes sont de nouveau tirées hors de mon corps qui bascule d'avant en arrière. Ah oui c'est vrai, le parachute. Le moniteur vient de déclencher le parachute.
« Alors t'en penses quoi ? » ouah, on peut communiquer par la voix et c'est mon moniteur qui me parle « ah beh c'est ... c'est ... c'est indescriptible ! » Ahah ! Le moniteur rigole, carrément, il semble avoir gagné 20 ans de moins depuis qu'il a sauté. Il a l'air content que je sois content. Faut dire que depuis qu'il a déclenché l'ouverture du parachute on est passé sur un autre chapitre. Là on se ballade tranquillement. Je prends le temps d'observer au dessus de nous « ça c'est ta sœur là-bas » me dit le colonel rajeuni. Effectivement je reconnais la couleur de la voile et la silhouette de ma sœur, perchée dans le vide, suspendue dans l'air. « On va voir s'ils descendent un peu » je comprends que mon moniteur voudrait qu'on se rapproche en plein vol. Terrorisé par cette idée je garde pourtant ma bouche bien fermée, de peur de gâcher l'expérience.
Nos deux parachutes sont maintenant sur un même plan horizontal et mon prof joue délicatement de la manette pour que l'on se rapproche. Non pas ça. Et bien si, nos voiles se touchent et désormais se plissent sur leurs extrémités. Je garde un sourire de façade et fait un signe rapide à ma sœur qui a l'air d'un playmobil au sourire figé, puis nos deux parachutes s'éloignent d'un coup, ouf. C'est surréaliste et j'ai l'impression que tout ce que je vois n'est qu'une succession d'images de synthèses. On est pas habitué à se déplacer à une telle vitesse sur un plan horizontal, tout en étant en train de chuter. Weird!
Tout ça est presque sympathique sauf que le moniteur se met d'un coup à faire tourner le parachute vers la droite et que nos corps sont donc déportés vers la gauche. Quel coquin. Il fait son connaisseur. Ou alors il me teste. Pour l'instant ça va. Sauf qu'il continue d'appuyer vers la droite et plus ça va, plus mes organes se liquéfient. Il refait la même à gauche. Puis reprend subitement vers la droite, démultipliant l'effet de gerbe ressenti me faisant lâcher un « ahh! sa rrraaaaaaace! ».
Je demande combien de « g » ça représente mais il me dit qu'on ne doit même pas atteindre « 1 g » ce qui me déçoit un peu, vu comment j'ai déjà trinquer. « Tu vas prendre les manettes et diriger un peu Jérémie, d'accord ? ». J'accepte et sens un peu la vibration du vent dans la voile puis retrouve l'environnement familier de l'aérodrome. J'ai hâte de me rapprocher du tarmac. Le colonel dirige notre parachute avec douceur et précision, quelle classe ! « Monte les jambes et tiens-les en passant tes mains sous tes genoux voilà comme ça ». Et mes fesses se posent sur une délicieuse herbe, ô combien confortable.
J'ai la tête en vrac, et j'ai écris ce texte comme ça me venait. Mais wow, quelle aventure !
Crédits#
La photo « Sky over Guyane, South America » a été prise par Kaysha, et placée sous licence CC BY-NC-ND 2.0.